Une aveugle peut-elle voir venir les ennuis ? [pv avi]

Contrôler un pouvoir tel que celui du démon de la luxure était compliqué, surtout lorsqu’on savait que ce n’était pas une capacité activable mais bien quelque chose qui se dégageait tout simplement de l’aura d’Armedtal. Toutefois, il s’efforçait, lorsqu’il allait dans le Ghealdan, de contrôler un peu les hormones des gens qu’il rencontrait sur la rue. Si dans l’archipel démoniaque d’Ygrath les enfants étaient soumis dès leur plus jeune âge à l’influence la plus ville, il savait que ce n’était pas le cas chez les humains, les mages, les fées ... C’était surtout les humains qu’il cherchait à protéger de lui-même, les plus jeunes humains. Sur son passage dans les rues de la ville, les gens ne se mettaient pas à forniquer, mais regardaient les autres personnes avec une lueur de désir dans les yeux. Certains passeraient à l’acte, mais pas en plein milieu de la route pavée. Pas devant les enfants. Pourquoi tant de précautions envers les petits d’hommes ? Tout simplement parce qu’au cours de ses voyages, il avait passé beaucoup de temps avec cette race, et avait vu sa faiblesse de près. Nul besoin de les rendre fous par dessus le marché. Et puis ils développeraient leur propre perversion plus tard, par eux-mêmes.

Au fil de ses voyages, aussi, le démon de haut rang avait développé un goût pour l’ale. Il n’aimait plus l’alcool acide et amer qu’on servait chez les démons. Il aimait le goût plus léger de cet alcool bien simple. Il s’en constituait des réserves dans les caves du palais du roi. Il était à peu près le seul de sa race à apprécier, mais les gens de son harem, aussi, n’affectionnaient pas trop les mets et la boisson servis par les démons. Aussi, c’était la raison pour laquelle il était en ville aujourd’hui. Il avait laissé Sarha à proximité. Quand elle avait repris son envol, plus tard, et qu’elle était passée devant le soleil, le Ghealdan fut plongé dans une éclipse courte. Et personne d’autre que le démon ne sut vraiment ce qui s’était passé. À moins bien sûr d’avoir levé les yeux au ciel au bon moment.

Le démon à la chevelure d’ébène transporta sa carrure frêle jusqu’à une taverne qu’il connaissait bien : L’Ale des géants. C’était ici que l’on retrouvait la meilleure de tout le Ghealdan. Il y entra, sans bruit, et fut aussitôt bousculé par une femme portant un plateau. Le démon jura dans ses pensées, mais aida la femme qui se confondait en excuses à reprendre ses affaires tombées par terre. Des verres étaient cassés sur le sol et il se pencha pour le ramasser, assurant la dame que ce n’était pas grave. Mais une tierce personne apparut, jurant et gesticulant.

-Aviendha ! Hurla-t-il en reprenant le plateau dans ses mains grasses. N’as-tu pas honte de bousculer ainsi mes clients ? L’un de mes meilleurs en plus. Cette fois c’en est assez, tu es virée. Redonne ton tablier au comptoir et pars. Je ne veux plus te revoir ici. Seigneur Armedtal ! Quelle bonne surprise ! Vous êtes là pour votre ravitaillement ?

Le propriétaire de la place connaissait bien le démon. Ils avaient joué aux dés très souvent à l’époque de ses voyages. Maintenant qu’il avait été gradé, Armedtal ne pouvait empêcher son vieil ami de placer Seigneur dans toutes ses phrases quand il s’adressait à lui. Il soupira, puis hocha la tête en se dirigeant vers le comptoir en suivant le tenancier qui déposa avec humeur le plateau de l’ex-serveuse sur le comptoir. Le démon observa à la dérobée la jeune femme qui dénouait son tablier en se dirigeant maladroitement vers un autre employé, l’air vague.

-Qu’est-ce qu’elle a ?

-Elle est aveugle. On l’a essayé à tous les postes, et rien n’y fait. C’est dommage, parce qu’elle a un beau petit cul ! Il parait qu’elle était danseuse avant, mais maintenant elle ne sait même plus où sont les bords de la scène.

Armedtal la suivit du regard, attentif à ses mouvements maladroits. À sa sortie de la taverne, un oiseau se posa sur son épaule, approchant doucement son bec de son oreille. Aussitôt, elle se remit à marcher droit et sans hésitation. Intéressante jeune femme, songea-t-il. Elle pourrait constituer une bonne distraction à long terme.

-Oui, bon, je ne suis pas venu pour m’étaler. J’ai d’autres courses à faire, au marché. L’ale c’est bien, mais je ne nourrirai personne avec ça.

Le tavernier poussa un gros rire gras et tapa de la main sur son comptoir, affirmant qu’il serait riche si c’était le cas. Armedtal sourit doucement, paisible comme à l’accoutumée. Une fois la commande passée, il pourrait aller au marché pour les vivres. Et dans la semaine qui suivrait, des chariots achemineraient le tout jusqu’en Ygrath, avec son sceau apposé sur des documents de passage, garantissant que rien ne serait pillé ou tué sur et autour de ces chargements.

Environ une heure plus tard, il avait terminé ce qu’il avait à faire, et avait presque complètement oublié la jeune aveugle et son oiseau quand il revit l’animal passer au dessus de sa tête à lui et se diriger vers le mur d’un édifice pour se poser sur l’épaule de la femme. Il sourit, et se dirigea dans sa direction.

listening to Zveri - Vse Chto Kasaetsia

Mais ce n’est pas de ma faute !

Lansan, scandalisé par les injures de sa compagne, s’envola de son épaule et parcourut les alentours d’un vol contrarié, à la recherche, sans doute, d’une bonne distraction pour le divertir de ses malheurs. Aviendha, de son côté, aveugle et sans point de repère, s’adossa contre un mur d’une façade de pierres froides et patienta que son faucon daigne lui servir à nouveau d’yeux. Durant ce temps, elle se mit à songer à son avenir, à ses possibilités de se procurer un emploi satisfaisant, mais outre danseuse et prostituée…aucun autre travail ne lui venait à l’esprit. Une femme de sa condition ne servait pas à grand-chose et sa bourse se vidait de jour en jour.

Elle sentait la présence de Lansan au-dessus d’elle, qui longeait la cité de part en part, amorçant des piqués périlleux vers les terres cultivées près des murailles avec la ferme intention de se nourrir d’une petite bête. De son côté, sa maîtresse écoutait les bruits de la cité, humait les divers parfums de la place du marché. Elle savait qu’à quelques mètres de son emplacement se situait une avenue occupée par les étalages et présentoirs des marchands qui beuglaient à plein paumons les qualités de leurs produits. Son ouïe percevait les éclats de rire des citoyens, les hennissements des cheveux, les bêlements d’animaux et autres plaintes indistinctes dans cette cacophonie de sons. Son nez captait les effluves de sueur, de crasse et de bêtes mélangés aux arômes de nourriture. D’ailleurs, il y avait davantage d’odeurs beaucoup plus subtiles, comme les parfums artificiels, mais Aviendha n’avait pas cette aptitude de tout déchiffrer.

Je ne comprends pas ce qui s’est passé, marmonna Aviendha à l’adresse de son oiseau.
Je l’ignore aussi. Un couple de corbeaux stupides sont venus se pavaner devant moi pour me montrer comment ils copulent, ils m’ont déconcentré, j’ai dû me tromper dans mes explications, car tu as bousculé un charmant client très apprécié, paraît-il, expliqua la voix moqueuse d’un faucon.
Il était bien, cet homme ?
Pas mal.

Aviendha le savait d’instinct. Dès l’apparition de ce client, elle sentit son parfum sensuel et irrésistible dès qu’il franchit le seuil de la taverne, ses pensées fondirent brusquement, sa chair frissonna d’envie, ses désirs, jusqu’à lors tapis dans un recoin de son esprit, explosèrent au grand jour. Un appétit vorace l’étreignit, mais elle avait faim de plaisir et de concupiscence. C’est également à cet instant précis, alors qu’elle contournait la créature, qu’elle trébucha, le frôlant, l’effleurant. Dès lors, sa peau la brûla, se liquéfia, la démangea. Frémissante, stimulée par le contact et la voix de cet étranger, l’aveugle s’imagina un scénario des plus vicieux. D’ailleurs, cette soudaine manifestation de sensations langoureuses lui remémora ses jeunes années où elle dansait et s’offrait aux hommes et femmes qui la réclamaient. Elle regretta l’absence de son compagnon, parti depuis peu pour regagner sa chaumière, son père mourant l’avait prié de revenir. Le musicien et elle devraient se rejoindre dans un mois, près des montagnes.

D’ailleurs, elle ressentait encore cette pointe de volupté dans le creux de ses reins qu’elle tendait de réduire à néant. Soudain, Lansan s’accrocha à son épaule, planta ses griffes pour assurer une stabilité du mouvement et lui caressa la joue. Aviendha lui tapota la tête, remua la tête comme si elle jetait un coup d’œil sur la rue bondée, prenait note que le désir augmentait en elle. Elle s’abstient d’attirer un individu à elle pour abuser de lui.

Il approche.
L’homme de la taverne ?
C’est ça…
Que veut-il, tu penses ?
Aucune idée, il n’a pas l’air menaçant avec sa petite taille maigrelette, même qu’il me semble amical. Mais c’est un homme, on doit toujours se méfier des hommes.
Décris-le-moi.
Il n’est pas musclé, pas imposant du tout. Mais il a une espèce d’aura attrayante qui produit un effet sur toutes les personnes qui croisent son chemin. Les femelles et les mâles se retournent sur son sillage, le regard avide, s’humectant les lèvres comme des bêtes en rut. Cheveux noirs, beaux, de grands yeux blancs, sans prunelles ni iris, c’est pas un humain celui-là. Méfie-toi quand même. Belle peau pâle et polie. C’est pas le mâle viril dont raffolent les petites humaines, mais il a son genre. Bien habillé, fait penser qu’il doit être aristocrate. Il s’immobilise à deux pas devant toi.

-Bonjour, salua aimablement Aviendha, affichant un sourire courtois et amical.

-Je croyais que vous étiez aveugle, répondit l’inconnu, la voix pensive.

Une belle voix, conclut Aviendha. Celle-ci se cramponna à la façade avec fermeté, ne cédant point à l’affreuse tentation de la luxure qui la tenaillait. Souriante, la jeune femme opina du chef, mais expliqua qu’en fait, elle n’avait qu’écouter ses pas puis renifler son odeur.

J’aime pas ça…j’sais même pas où il regarde…, se plaignit le faucon.
Je n’ai pas ce problème, moi, plaisanta Aviendha.

-Je peux vous être d’une aide quelconque, mon Seigneur ? s’enquit la femme en inclinant la nuque.

Il a un drôle de sourire.